La Révolution de 1789 s’est achevée en 1794
sur l’échafaud de Thermidor. Après, ce n’est plus la Révolution, mais la
République bourgeoisante sans la Révolution.
par
Daniel Bensaïd
Malgré ses célébrations officielles et ses
légendes scolaires, la Révolution française tend à disparaître dans un trou
noir. En 1989, la célébration du Bicentenaire n’a pas peu contribué à cette
amnésie provoquée. Présidant la Mission préparatoire, Edgar Faure réclamait
déjà « une ecclésiale réconciliation » Blancs et Bleus bras dessus bras
dessous, dans une communion consensuelle du juste milieu et de « la République
du centre » chère à Jacques Julliard, François Furet et Pierre Rosanvallon (1).
La couleur était annoncée : celle du défilé bariolé et dépolitisé de Jean-Paul
Goude. Terminus de l’histoire, fin de la politique, que la fête commence et
dure pour l’éternité marchande. En ces temps thermidoriens (2) de
contre-réforme libérale, la Révolution était passée de mode.
Elle reste pourtant une affaire jamais
classée, sur laquelle, aurait dit Péguy, « on ne se réconcilie pas » car ce
serait n’y plus rien comprendre. Officiellement, il y aurait donc eu une
Révolution bien élevée, bien peignée, fréquentable, celle de 1789, ressuscitée
en 1795 après la fâcheuse parenthèse de la Convention jacobine. Si républicaine
se prétende-t-elle, l’idéologie historique dominante frappe ainsi d’infamie
certains « terroristes » (déjà), mais n’hésite pas à baptiser les lycées du nom
des grands terroristes repentis, les Fouché et les Carnot.
Ce détournement de l’histoire au profit du
mythe, de l’événement au profit de l’ordre rétabli, manifeste une confusion
néfaste entre République et Révolution. Certes, à l’origine, elles furent jumelles,
inextricablement mêlées. Avec Thermidor, cependant, la République a pris ses
distances. Au fil des ans, elle s’embourgeoise, s’étatise, se bureaucratise,
jusqu’à son institutionnalisation sous la IIIe République. La République, c’est
ce qui reste quand on a retranché la révolution, enlevé le haut (la
souveraineté populaire) et le bas (l’audace révolutionnaire) : une citoyenneté
d’autant plus invoquée qu’elle dépérit, une laïcité minimaliste réduite à un
espace de cohabitation tolérante, un Etat gestionnaire. Et, au bout du chemin
une République de marché qui fait bon ménage avec la nostalgie d’une République
positiviste, d’ordre et de progrès, judiciaire et policière, autoritaire et
fouettarde. Les vaincus de 1848 avaient expérimenté cette fracture. Imaginaire,
le peuple rêvé indivisible s’était fendu sous leurs yeux en classes
antagoniques. Désormais, les rescapés de Juin ne parleraient plus de République
tout court, mais de République sociale.
« Penser la révolution », c’est penser sa
singularité événementielle, ses contradictions, en fonction des forces
contraires qui l’animent. Promu historien officiel du Bicentenaire, François
Furet écrivait que « les révolutions ont intérêt à être le plus possible des
parenthèses courtes » et que leur grand problème, « c ’est d’arriver à les
terminer (3) ». Pour lui et ses
semblables, le Bicentenaire refermait le dossier, enregistrait la fin finale et
définitive de la séquence révolutionnaire.
Péguy datait cette fin de l’instauration, sur
les cendres de la Commune, d’une IIIe République assagie et tempérée. Tout au
long du XIXe siècle, l’héritage révolutionnaire s’est souvent cristallisé
autour du rétablissement de la République, jusqu’à ce que la seconde finisse
par éclipser la première. A peine fondée, il apparut qu’il ne s’agissait pas
d’une continuation, d’un aboutissement, mais bien d’une substitution. Après
1881, dit amèrement Péguy, la République « commence à se discontinuer ».
D’unions sacrées en mobilisations générales, le rituel républicain étouffe désormais
l’élan révolutionnaire : « En moins de cent vingt ans, l’œuvre, non pas de la
Révolution française, mais le résultat de l’avortement de la Révolution
française et de l’œuvre de la Révolution française sous les coups, sous la
pesée, sous la poussée de la réaction, de la barbarie universelle, est
littéralement anéantie. Complètement. »
Sur la longue durée, cette périodisation ne
manque pas d’arguments. Mais, du point de vue de la temporalité politique - ses
acteurs l’ont éprouvé sur le vif à leurs dépens -, la Révolution s’est achevée
sur l’échafaud de Thermidor. Après, ce n’est plus la Révolution, c’est la
République bourgeoisante sans la révolution : la guerre révolutionnaire devient
une guerre de conquête, le suffrage universel (masculin) est supprimé, le droit
de propriété illimité est rétabli, assorti bien sûr de la loi martiale. Dix ans
plus tard, le rétablissement de l’esclavage par l’Empire parachève cette
réaction. La référence au droit naturel de la Déclaration des droits de 1789
disparaît dans celle du 22 août 1795, ainsi bien sûr que le droit à
l’insurrection du pouvoir constituant. La Constitution de juin 1793, qui
dissociait la citoyenneté de la nationalité et radicalisait le droit du sol en
simplifiant les conditions d’accès à la citoyenneté, est enterrée (4).
Les controverses sur la périodisation, sur les
flux et reflux, posent la question de savoir ce qu’on entend par
contre-révolution. On imagine souvent une révolution à l’envers, un strict
rebroussement. Bon observateur en la matière, De Maistre évoquait des formes
soft de détournement et de récupération, une manière rampante de défaire et de
contredire l’œuvre révolutionnaire : « Le rétablissement de la monarchie, qu’on
appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le
contraire d’une révolution. » C’était pronostiquer aussi bien les
contre-révolutions bureaucratiques que les révolutions dites « de velours ».
Périodiser la Révolution française, ce serait
d’abord suivre les avatars de ses contradictions originelles, nichées au cœur
même de l’événement : mettre à nu la tension entre le droit à la propriété et
le droit à l’existence, entre l’universalité proclamée par la déclaration des
droits de l’homme et le durcissement des intérêts particuliers, de classe, de sexe,
de nation ou de race. Une polarisation nouvelle des rapports sociaux apparaît
dans la subordination du suffrage censitaire à la fortune et dans la répression de l’hiver 1793-1794 contre la
sans-culotterie parisienne ; dans l’exclusion des femmes de la citoyenneté et
la mise au pas des tricoteuses ; dans la fermeture nationale et le passage de
la guerre défensive à la guerre offensive ; dans l’adoption de la loi des
suspects et l’évolution du regard porté sur l’étranger ; dans la perpétuation
du racisme colonial et les tergiversations précédant l’abolition tardive de
l’esclavage à la veille de Thermidor.
La Révolution se déclarait « française » et en
même temps proclamait l’émancipation universelle. La Constitution de 1793
revendiquait ainsi le droit du sol et dissociait la citoyenneté de la
nationalité : « Tout homme né et domicilié en France depuis une année, y vit de
son travail, acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un
enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin qui sera jugé par le corps
législatif avoir bien mérité de l’Humanité, est admis à l’exercice des droits
de citoyen français. »Elle annonçait ainsi « une citoyenneté universelle et
cosmopolite »,puisqu’on pourra désormais « être citoyen avant même d’être
français ». Si la République était restée fidèle à cet esprit de l’An II, il y
a belle lurette que la question des sans-papiers aurait été résolue.
Daniel Guérin a montré comment, loin de
signifier l’avènement d’une humanité réconciliée, l’abolition des privilèges
révèle les antagonismes de classe propres à la société moderne (5).
L’élan vers l’universel se brise ainsi sur les
nouvelles frontières de classe, de race, de sexe, sur l’émergence d’une raison
d’Etat. La guerre aux frontières et la guerre civile provoquent une
radicalisation par le haut. L’exemplarité de la vertu prend le pas sur
l’égalité des citoyens. Le nouvel ordre politique requiert des hommes frugaux
et inflexibles, d’authentiques « romains ». Le culte de l’Etre suprême et une
nouvelle religiosité d’Etat sont censés combler le vide d’un espace public
désacralisé. Le patriote « qui soutient la République en masse » - car «
quiconque la combat en détail est un traître » - l’emporte sur le citoyen.
La Terreur elle-même a son propre tempo, de la
Terreur populaire des massacres de septembre 1792 à la Grande Terreur de
1793-1794. Elle se nourrit des représentations hétérophobes d’un corps social
censé être homogène et débarrassé de ses parasites : le peuple, la nation,
l’Etat, ce serait tout un. Le conflit ne pourrait plus venir alors que du
complot étranger ou de la trahison domestique. Dans cet univers compact où
société et Etat, privé et public tendent à se fondre en un seul bloc, il n’y a
plus guère de place pour l’erreur « subjective ». Il n’y a plus que des fautes
« objectives ». Toute dissidence devient suspecte, tout ce qui pourrait donner
consistance à une société encore gélatineuse est une « faction » attentatoire à
l’unité organique de la nation. Tout pluralisme, qui permettrait de résoudre par
la voie politique les « contradictions au sein du peuple », est exclu. Police
et suspicion sont partout.
La répression du mouvement populaire et la
fermeture des clubs de femmes, l’état d’exception de la Grande Terreur
marquent, selon Guérin, le dénouement de ces contradictions au détriment des
couches opprimées et exploitées. La répression de Lyon ou de Nantes, le «
populicide » de Vendée dénoncé par Babeuf annoncent les cruautés, décrites par
Renan ou Flaubert, dont la bourgeoisie victorieuse se montrera capable en juin
1848 et contre la Commune. Dès avant 1848, Michelet constatait amèrement dans
Le Peuple qu’il n’avait pas fallu un demi-siècle à cette classe vouée au «
calcul égoïste » pour tomber le masque de son universalité proclamée.
La Ttrajectoire de la Révolution n’est pas
d’abord affaire d’idéologie, une confirmation conséquente du ver qui serait dès
le début dans le fruit des Lumières. C’est la tragédie sociale et historique
d’un « déjà plus » et d’un « pas encore », entre un ordre monarchique épuisé et
une révolution sociale prématurée. Le grand Michelet encore : « Les
républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait vite et
les eût gagné de vitesse : le républicanisme romantique aux cent têtes, aux
mille écoles, que nous appelons aujourd’hui socialisme », car les Enragés,
babouvistes et autres conspirateurs de l’égalité portaient déjà en eux « le
germe obscur d’une révolution inconnue ». Dans cet entre-deux, dans cet
équilibre catastrophique entre « déjà plus » et « pas encore », le césarisme
jacobin devait tourner à l’avantage de la bourgeoisie victorieuse, des
agioteurs et des spéculateurs sur les biens nationaux. Les vertueux avaient
fait leur temps. Ils étaient bons pour l’exil ou la guillotine…
Face à la réaction législative qui suivit
Thermidor, Thomas Paine déclara superbement à la tribune de la Convention, le 7
juillet 1795 : « Mon propre jugement m’a convaincu que, si vous faites tourner
la base de la révolution des principes à la propriété, vous éteindrez tout
l’enthousiasme qui jusqu ’à présent soutenait la révolution et vous ne mettrez
à sa place rien que le froid motif du bas intérêt personnel », la douche glacée
de la concurrence libérale généralisée de tous contre tous. Michelet confirme
la prédiction en historien. Pour lui, la Révolution s’achèverait quelque part
entre brumaire 1793 et thermidor 1794 : « Après, tout ceci n ’est plus de la
Révolution. Ce sont les commencements de la longue réaction qui dure depuis un
demi-siècle. »
Et qui continue.
Lors des préparatifs du Bicentenaire, François
Furet annonçait avec soulagement que « la Révolution est devenue une histoire,
puisqu’elle est finie ». En tant qu’événement, nul doute qu’elle soit terminée
depuis longtemps. En tant que soif non apaisée de justice sociale et « rêve
vers l’avant », elle resurgit dans les grands moments de résistance et de
rébellion populaires.
Pour Furet, c’était clair : une frontière
étanche séparait la cendre historique de la lave mémorielle. C’est pourtant là,
au point de rencontre et de tension entre l’histoire pétrifiée et la mémoire
vive, dans la tension entre l’archive parcheminée et la fidélité passionnée à
l’événement, que la Révolution française a encore quelque chose d’indispensable
à nous dire.
Daniel Bensaïd
Philosophe, auteur de Moi, la Révolution,
remembrances d’un bicentenaire indigne, Gallimard, Paris, 1989.
(1) François Furet, Jacques Julliard, Pierre
Rosanvallon, La République du centre, Calmann-Lévy, Paris, 1988.
(2) Le 9 thermidor an II (date du calendrier
républicain correspondant au 27 juillet 1794), les Conventionnels mettent aux
arrêts Robespierre sous l’influence de Barras, Tallien, Fouché...
(3) Le Nouvel Observateur, 28 février 1988.
(4) Voir notamment Florence Gauthier, Triomphe
et mort du droit naturel en Révolution, PUF, Paris, 1992 ; Sophie Wahnich,
L’Impossible Citoyen, Albin Michel, Paris, 1997 ; Olivier Le Cour Grandmaison,
Les Citoyennetés en Révolution, PUF, 1992. Voir aussi Permanences de la
Révolution, collectif, La Brèche, Paris, 1989.
(5) Daniel Guérin, La Lutte des classes sous
la première République, Gallimard, Paris, 1968.
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